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Je préférai ne pas rester à dîner. J’avais mangé à Buffalo et n’avais aucune envie de m’attarder dans le coin si jamais Wister décidait de revenir une troisième fois, avec ou sans son mandat de merde. Je ne pensais pas qu’ils gaspilleraient du personnel pour ce genre de trucs, mais résolus de continuer à passer par la porte de service. C’était par là que j’étais entré, par habitude sans doute, mais cette habitude-là, j’allais la garder.

J’avalai un café et rapportai à Elaine ce que j’avais appris dans la petite ville d’Attica où la prison est la grande industrie. Gary Allen Dowling, qui à divers moments s’était effectivement fait passer pour Gary – voire Pat – Farrelly, avait été libéré au début du mois de juin après avoir purgé un peu plus de douze ans de taule, sa condamnation étant de vingt ans à perpète – pour meurtre. Avec un complice, il avait braqué une supérette d’Irondequoit, dans la banlieue de Rochester et, selon ledit complice, qui l’avait dénoncé, ayant choisi de plaider coupable en échange d’une condamnation plus légère pour vol à main armée, c’était Dowling qui avait poussé un client et deux employés dans une arrière-salle, les avait obligés à s’allonger face contre terre et avait exécuté tout le monde de deux balles dans la tête.

Je me rappelais l’histoire. Je n’y avais pas prêté grande attention à l’époque : cela s’était déroulé à plusieurs centaines de kilomètres dans le Nord de l’État et la bonne ville de New York se chargeait déjà de fournir assez de crimes pour qu’on ait l’esprit occupé sans celui-là. Mais j’avais lu les articles que la presse lui avait consacrés, tous étant pain béni pour les habitants d’Albany qui tannaient le gouverneur pour qu’il fasse passer une loi rétablissant la peine de mort. Finalement, il s’était révélé plus facile de trouver un nouveau gouverneur.

Dowling avait vingt-quatre ans le jour où il avait abattu ses victimes, et vingt-cinq lorsqu’il avait été emprisonné. Il devait donc en avoir trente-sept aujourd’hui.

Il avait été expédié à Attica, son traître de partenaire étant, lui, dépêché à Sing-Sing. Quelques mois plus tard, le traître était retrouvé mort dans la salle de gymnastique de la prison. Il faisait des poids et haltères et, lestée de quelque deux cent cinquante kilos, la barre qu’il était censé soulever lui avait écrasé la poitrine, personne ne semblant trop savoir comment l’accident avait pu se produire, ni qui aurait pu en être responsable.

Au pénitencier d’Attica, Dowling avait laissé entendre à tout le monde qu’il avait arrangé le coup. Il était si agréable de se venger, avait-il déclaré. Ça aurait pu l’être encore davantage s’il avait assisté à l’événement, mais bon, c’était quand même pas mal.

Un peu plus tard cette même année, un prisonnier avec lequel il avait eu des mots était mort poignardé, et ç’avait été comme quantité de meurtres commis en prison : on savait bien qui était le coupable, mais allez donc prouver quoi que ce soit. C’était suite à cet incident que Dowling avait fait son premier séjour au mitard. On pouvait y condamner un prisonnier sans avoir à prouver grand-chose.

Sa mère était la seule personne qui lui eût rendu visite. Tous les mois elle prenait sa voiture et descendait de Rochester pour le voir. Mais ces dernières années ses visites s’étaient espacées, parce qu’elle était tombée malade. Tellement même qu’un jour elle avait fini par avoir besoin de quelqu’un pour la conduire. Cancer. Elle en était morte pendant que son fils tirait le dernier hiver de sa peine. On aurait pu le libérer pour lui permettre d’assister à l’enterrement, mais, juste à ce moment-là, il avait repiqué au mitard. C’était curieux, parce qu’il avait peu à peu appris à mieux se tenir en prison, mais là, en apprenant la mort de sa mère, il avait perdu les pédales et à moitié étranglé un garde avant qu’on sépare les deux hommes. On était certes prêt à pardonner certaines choses à quelqu’un qui venait d’apprendre une nouvelle aussi dure, mais ce n’était pas là le genre d’incident qu’on pouvait laisser passer. Dowling avait retrouvé le trou lorsqu’on avait mis sa mère dans le sien.

Et le 5 juin, on l’avait libéré. Sans qu’il y ait eu vraiment de problème vu tous les bons points qu’il avait accumulés. Il aurait sans doute mérité la mort si cette peine avait été en vigueur à l’époque, et même sans aller jusque-là, on se serait plutôt attendu à le voir passer le reste de sa vie en taule, et sans possibilité de conditionnelle, après ce qu’il avait fait, mais non, ce n’était pas comme ça que les choses s’étaient passées.

L’officiel avec lequel je m’étais entretenu n’avait pas grande confiance dans le système qu’il servait. Il ne lui semblait pas qu’il y eût beaucoup de réhabilitation dans ce qu’il voyait. La prison abritait des types qui n’avaient rien fait de mal jusqu’au soir où ils s’étaient saoulé la gueule et avaient tué leur femme ou leur meilleur ami et, certes, les trois quarts d’entre eux s’en tireraient plutôt bien après leur remise en liberté, mais il n’était pas certain que le système carcéral y fût pour grand-chose. Il y avait encore les criminels sexuels et, ceux-là, il valait mieux croire aux lutins et aux fées qu’à la possibilité de jamais les remettre dans le droit chemin. Et les criminels endurcis ? Eh bien, certains d’entre eux vieillissaient et ne valaient plus un clou côté assassinat, mais pouvait-on vraiment parler de réhabilitation ? En réalité, on ne faisait jamais que les ranger des voitures jusqu’au jour où ils dépassaient la date d’expiration.

Dans tout cela néanmoins, il avait une certitude et m’en fit part : Gary Allen Dowling reviendrait. Et si ce n’était pas au pénitencier d’Attica, ce serait ailleurs. Il en était sûr.

J’espérais qu’il se trompait.

Voilà ce que j’avais appris à Attica. Je ne pense pas que j’aurais pu tout en dire à Elaine, pas à ce moment-là, devant un café. Je lui en avais néanmoins rapporté l’essentiel, et répétai le reste à Mick un peu plus tard.

Le téléphone sonna pendant que je me demandais si j’allais reprendre une tasse de café. J’écoutai le répondeur, mais décrochai dès que j’entendis la voix de Mick.

— Ah, Seigneur, me lança-t-il, tu as passé toute ta soirée au téléphone ?

— La soirée est encore jeune, lui fis-je remarquer, et je n’ai pas passé une seule seconde au téléphone. C’est Elaine qui a décroché et je t’expliquerai pourquoi une autre fois.

— Je deviens à moitié fou, Matt. Je n’arrive plus à joindre personne. As-tu des nouvelles d’Andy ou de Tom ?

— Non, mais comme le téléphone est décroché…

—… ils n’auraient pas pu t’appeler s’ils en avaient eu envie. Et moi non plus d’ailleurs, vu qu’ils n’ont pas mon numéro. J’ai appelé deux fois Andy et deux fois sa mère m’a répondu qu’il était sorti, mais qu’elle ne savait pas où. Et je n’obtiens absolument aucune réponse chez Tom.

— Ils sont peut-être allés boire une bière quelque part.

— Peut-être, dit-il. Et toi, tu as prévu de faire quelque chose ?

On était vendredi, et le vendredi, j’assistais toujours à la réunion de Saint-Paul. Après quoi j’allais, non moins invariablement, prendre un café avec Jim. Je me dis que je pourrais peut-être sacrifier au premier rituel, si je ne pouvais pas respecter le second.

Mais j’avais beaucoup de trucs à dire à Mick. J’avais découvert pas mal de choses depuis la dernière fois que je lui avais parlé.

— Non, rien de prévu, lui répondis-je.

— Je passe chez toi. Dans un quart d’heure ?

— Disons plutôt vingt minutes, et tu ne te gares pas devant l’immeuble. Tiens, même… arrête-toi devant Chez Ralph, au coin de la 56e Ouest et de la 9e Avenue.

J’embrassai Elaine et lui dis que je ne savais pas quand je rentrerais.

— Et passe ton coup de fil si tu en as envie, ajoutai-je.

— J’ai réfléchi, me répondit-elle. Si j’appelle d’un autre poste, ça ne devrait pas changer le mécanisme de rappel sur celui-ci. Ou est-ce que je me trompe ?

— Non, je crois que tu as raison et j’aurais dû y penser.

— Mais si tu pensais, tu n’aurais plus besoin de moi.

— Bien sûr que si. Mais je vais quand même réessayer encore un coup avant de partir.

J’appuyai sur la touche dernier appel, et l’étoile suivie du six et du neuf apparut dans la fenêtre. Au bout d’un moment, une sonnerie se fit entendre. Je me demandais combien de temps j’allais insister lorsque, vers le cinquième ou sixième coup, quelqu’un décrocha. Il y eut d’abord un instant de silence, puis une voix douce, une voix d’homme, me lança : « Allô ! »

Cette voix m’était étrangement familière. J’aurais voulu que l’inconnu me parle davantage, mais lorsqu’il le fit, ses mots furent nettement plus lointains, comme s’il parlait à quelqu’un d’autre.

— Il n’y a personne ici, dit-il.

S’ensuivit un deuxième silence, puis la communication fut coupée.

— Bingo ! dis-je à Elaine.

— Ça a marché ?

— Comme par magie ! Génial, ça, d’avoir décroché ! Tu es fantastique !

— Mon père ne disait jamais rien d’autre, me répondit-elle. Et alors, ma mère lui disait toujours qu’il était fou.

Je notai l’heure dans ma tête. Dès le lendemain matin, j’essaierais de trouver quelqu’un à la compagnie du téléphone pour sortir mes fiches d’appel et me dire à qui je venais de passer un coup de fil. Parce que je ne pensais plus que ce monsieur m’ait appelé d’une cabine. Et si j’arrivais à trouver d’où était partie la communication, je serais en mesure d’épingler l’ennemi alors même que lui ne se doutait de rien.

Je pense que tout abonné au téléphone devrait avoir droit au relevé de tous ses coups de fil, à condition de trouver la personne à qui le demander. Je sais que les flics peuvent avoir ce type de renseignement en un clin d’œil, et si je n’en trouvais pas un pour m’aider, je pouvais toujours me faire passer pour l’un d’eux. La loi l’interdit, mais j’avais depuis peu l’impression que la loi s’opposait à tout ce que je faisais.

Je descendis à la cave et sortis par la porte de service. Wister pouvait me faire surveiller par deux équipes – une devant mon immeuble et l’autre derrière –, mais je ne pensais pas qu’il en eût posté une seule. Je jetai un coup d’œil autour de moi, pour en être sûr, traversai la chaussée et me cachai dans une encoignure de porte, à côté de Chez Ralph. Mick ne me fit pas attendre longtemps.